52
Grégoire se tenait en appui contre la porte d’entrée.
— Vous n’avez pas fait de recherches, n’est-ce pas ? Vous ne savez pas ce qui s’est passé cette nuit-là ? insista-t-il.
Le cœur de Marion s’était accéléré, il lui soulevait la poitrine.
Elle le vivait avec une implication qui la dépassait. Ça n’était plus seulement la lecture d’un journal intime qu’elle avait effectuée, c’était une vie réelle qu’elle avait partagée.
Grégoire se lança :
— La nuit où Jeremy Matheson a disparu, la police a reçu un coup de téléphone de ce détective, qui expliquait où étaient le corps du fils Keoraz et celui de la goule. Les flics ont débarqué là-bas, et ont tout trouvé comme décrit dans le carnet que vous avez lu. Sauf que le fils n’était pas mort. Il se tenait assis dans un coin. Pas en bon état, mais vivant. Matheson, dans la confusion, avait commis une erreur. Il était tellement persuadé que la goule avait déjà tué l’enfant qu’il a à peine vérifié. En fait, le petit était inconscient à son arrivée, mais absolument pas décédé, il est revenu à lui peu de temps avant que les flics soient sur place.
Marion serra le journal contre elle.
— Georges Keoraz a été soigné, continua l’adolescent, il a grandi, et est parti étudier en Angleterre, avant de venir en France, où il s’est plu au point d’y rester pour vivre. C’est là qu’il est entré dans les ordres. Il a été installé au Mont-Saint-Michel avec d’autres membres de la fraternité religieuse à laquelle il appartenait. Après quelques décennies, les tensions internes ont amené ses supérieurs à désirer qu’il soit transféré ailleurs. Lui a refusé. Il s’était attaché au Mont plus qu’au reste. Après un an, il a quitté la fraternité pour s’installer dans cette maison. Il a cessé de fréquenter l’abbaye pour se tourner vers la petite église paroissiale. Et il a vieilli.
— Joe est Georges, murmura Marion. Georges Keoraz.
— Oui. Un ancien membre de la fraternité.
— C’est pour ça qu’il avait les clés. Il avait gardé son trousseau de l’époque.
— Des doubles, approuva Grégoire. Pour entrer partout dans l’abbaye, même chez vous.
— Ce qui explique aussi cette tension entre lui et frère Gilles…
Grégoire hésita à répondre.
— Je crois que c’est à cause de sœur Luce… Ils étaient tous les deux très proches d’elle et ça a créé des problèmes, admit-il avec une absence de pudeur témoignant un manque de maturité.
Soudain, tous les éléments s’imbriquèrent dans le raisonnement de Marion. Elle ouvrit la mâchoire sans dire un mot.
Jeremy Matheson avait disparu cette nuit-là, il était certainement mort.
Elle comprit ce qui avait tant motivé Joe à récupérer le journal.
Il contenait toute la vérité sur son père.
Cette vérité qui n’avait pas explosé. Qui avait coûté la vie de Jeremy Matheson.
Joe s’évertuait à reprendre ce livre pour ne pas bafouer la mémoire de son père si la vérité venait à éclater.
Francis Keoraz avait tué Jeremy la même nuit, tandis que le détective venait chez lui pour le faire avouer, le millionnaire avait eu le dessus, et il avait fait disparaître le corps.
L’enquête sur le tueur d’enfants avait fini par être close.
La goule était un coupable idéal. Un dément monstrueux.
Parfait pour l’opinion publique de l’époque.
Et Francis Keoraz parvint à ne pas être éclaboussé par le scandale. Il ne fut pas inquiété.
D’une manière ou d’une autre, le journal intime de Matheson était resté entre les mains des Keoraz.
— Je dois le voir, déclara Marion.
Grégoire sortit dans la rue et leva les yeux vers le clocher fantastique de l’église abbatiale.